Université de Sfax
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L’une des thématiques retenues au sein du projet SfaxForward concerne le sel et son exploitation, utilisation et commercialisation dans le Sud-tunisien de l’Antiquité à nos jours. Cette denrée, qui a joué et continue à jouer un rôle de premier ordre dans l’économie, permet d’aborder la notion du patrimoine dans ses multiples dimensions, naturelle, matérielle et immatérielle.
C’est dans ce cadre de ce projet que nous avons travaillé sur trois régions du littoral du sud-est tunisien à savoir : Les îles de Kerkenna – Sfax-Thyna – la presqu’île de Zarzis.
I-Aperçu géographique et historique des salines :
-I-1 Les îles de Kerkenna :
L’archipel des Kerkenna est situé à 18 Km au large de Sfax, il s’étend sur une trentaine de kilomètres de long. Les activités salinières de cet archipel remontent aux périodes antiques. La présence des salines dans l’antiquité n’est pas certes attestée mais nous devons la déduire grâce à la présence sur le littoral de l’archipel de nombreux restes d’une série de cuves destinées aux salaisons des poissons et à d’autres produits de pêche. Ces vestiges sont visibles sur le littoral du site archéologique le plus important de l’archipel appelé dans les sources antiques Cercina (Pline l’Ancien (HN, V, 41). Ces activités halieutiques perdurent jusqu’à nos jours. Dès la fin du XIXe siècle, une partie de la sebkha qui s’étend entre El Abbassia et Chergui a servi de marais-salants. Son fonctionnement n’était pas régulier car il y a eu des fermetures, des interdictions d’exploitation, des arrêts…Au début des années 1990, l’activité salinière a repris. De grands bassins de salinage sont aménagés, il y avait eu une extension rapide. Couvrant une superficie de 84 ha en 1976, les marais salants couvrent actuellement une superficie qui dépasse les 402 ha.
-I-2- Sfax-Thyna :
La ville antique Thaenae est située sur le rivage de la Méditerranée, à une dizaine de Kilomètres au sud de l’actuelle Sfax. Ses vestiges s’étendent sur un terrain de sebkhas à végétation halophile dispersée. Ville portuaire d’origine punique, elle connaît un essor durant l’époque impériale romaine. Sous Hadrien (IIè s.apr.J.-C) elle est élevée au rang de colonie. Cette était connue aussi pour ses activités halieutiques très développées dans l’antiquité basées sur les salaisons et le garum, en témoignent les restes des bassins et des cuves des salaisons de poissons installées sur son littoral. Cette production était exportée grâce aux amphores africaines dont les restes sont attestées par des fours et des rebuts de cuisson de ces ustensiles. Le traitement des produits de pêche à base de sel était très développé à Thyna. Outre les salaisons de poisson on remarque en dehors du fameux rempart, dans un ravin une couche épaisse de fragments de murex, coquillages qui servaient à la fabrication de la pourpre une teinturerie très estimée dans l’Antiquité. Notons que cette activité industrielle utilise le sel comme matière première.
Les activités salicoles continuent dans ces régions. Les salines de Sidi Kacem à Sfax étaient exploitées en fonction d’un contrat d’amodiation daté du 20 Juillet 1905. Il en est de même pour les salines de Thyna conformément à un contrat d’amodiation daté du 30 Mai 1929.
En 1949, la Compagnie Générale des Salines de Tunisie (la COTUSAL) exploitait les salines situées sur le littoral sud du grand Sfax s’étendant sur 15 Km. La production est assurée par un pompage gravitaire à la mer. Les eaux de mer circulent vers de grands bassins naturels faits en terre et en argile pour y permettre leur évaporation par l’action naturelle du soleil et du vent.
Après l’évaporation, la saumure restante est dirigée vers des surfaces spécifiques appelées cristalloirs où le sel va se déposer naturellement pour être récolté, lavé, stocké puis mis à la disposition des utilisateurs (industrie ou consommation).
-I-3-La presqu’île de Zarzis :
Située sur le littoral du sud-Est tunisien, cette presqu’île s’étend sur 112 0000 ha dont 25 000 ha constitués de sols salés. En effet cette contrée est cernée par trois sebkhas : El Mélah, Bou Jmel et El Mdeina. Les conditions naturelles avantageuses de la Presqu’île de Zarzis pour l’obtention du sel ont été et demeurent exceptionnelles. La production du sel remonte aux époques antiques grâce à la présence de témoignages archéologiques divers (cuves des salaisons sur le littoral, amphores commerciales destinées à l’exportation des salsamenta et du garum). Ajoutons que les sources historiques médiévale, contemporaine et moderne vantent la qualité du sel de Zarzis et révèlent l’exportation de cette denrée vers les villes historiques méditerranéennes plus particulièrement Venise et Gènes.
A Zarzis, nous signalons les restes d’anciennes salines qui se concentrent autour des sebkhas, plus particulièrement sur les rives nord-est au sud-ouest de la sebkha El Mélah : El Gtoa, El Alindaya, Aguiba.
La pêche comme richesse n’acquiert de valeur qu’une fois conservée et pour évaluer les besoins en sel sur le littoral tunisien, il suffit de consulter les centres de traitements des produits de pêches visibles sur tous le littoral tunisien.
En effet, depuis longtemps, les Anciens avaient établi un lien entre la pêche et le sel rendant quasi-naturel l’installation de grands centres de traitement des produits de pêche à proximité des salines. Or juste en face de la sebkhet El Mdeina se trouve la ville du même nom qui correspond à l’antique Zouchis où le Périple attribué au navigateur grec SCYLAX (milieu du IIIe s.apr J.-C) suivi par STRABON signalent « Des teintureries de pourpre et des salaisons de toutes sortes ».
Le sel est un produit nécessaire à la vie, il est utilisé dans l’alimentation comme condiment d’où le nom sal conditus destiné à donner plus de saveur à la nourriture. Ainsi pour les peuples qui disposent du sel comme les Méditerranéens, le procédé le plus simple de conservation des produits alimentaires est le salage.
Les activités des salines de Tripolitaine sont confirmées aussi par des documents historiques des époques médiévales et modernes.
Le chroniquer hafside Ettijjéni (XIVè siècle) parle d’une sebkha au sud de Zarzis qui produisait un sel d’une excellente qualité et qui était bien demandé par les chrétiens (les occidentaux).
- Abou Salem Al Ayachi, Husein Ibnou Mohamed Al Wirthilani (Chroniqueurs des 17 e et 18 e siècles) confirment l’acquisition par les chrétiens (al Naçara) du sel de Zarzis à partir de son port.
- Des documents d’archives espagnoles du XIVe siècle font état de l’exportation du sel de Zarzis vers l’Italie et plus particulièrement à Salerne.
Les activités des sauniers de la sebkha El Mélah sont signalées aussi à la fin du 19e siècle. En 1924, les autorités coloniales organisèrent l’exploitation du sel de Zarzis. On aménagea à cet effet sur la cote un petit port avec appontement en liaison avec les salines. Du port on exportait du sel mais aussi de la potasse.
En 1997 de nouvelles salines furent installées par la « Compagnie générales des salines de Tunisie » (COTUSAL) qui produit 70% de la production nationale et exporte vers une trentaine de pays dont le Japon, le Brésil, les Etats-Unis d’Amérique… Ces salines s’étendent sur une superficie de 13 mille hectares.
De nos jours, Le plan de la saline installée par la COTUSAL à 6 Km au sud de Zarzis est conforme aux salines antiques : L’eau de mer est emmenée par gravité lors des marées par des canaux d’amenée (les étiers) jusqu’à des réservoirs (ou vasières), de là elle est ensuite conduite vers les bassins où s’opèrent la concentration, l’évaporation et la cristallisation. Ces bassins ont la forme de damiers, elles sont délimitées par des talus en argile dont les parois intérieures sont protégées par des planches.
En se fondant sur les sources historiques et archéologiques en rapport avec la production du sel, en Tripolitaine, force est de constater que la cartographie des salines (ou de la géographie du sel) n’a pas changé. En effet, les salines modernes et contemporaines sont implantées là où elles étaient installées dans l’Antiquité.
-II-Les caravanes :
Pour compléter nos informations sur le thème du sel, nous avons décidé dans le cadre du projet SfaxForward d’organiser des caravanes à Kerkenna, et à Thyna et dans la ville de Zarzis. Le but est de mettre en valeurs le thème du sel en insistant sur les traditions culinaires. Il a été décidé aussi d’effectuer des visites dans les lieux de production du sel à Kerkenna et dans l’usine du thon Al Manar à Zarzis.
Les étapes de la fabrication du sel à Kerkenna nous rappellent ceux pratiqués dans l’Antiquité : L’eau de mer est emmenée par des canaux creusés en pente vers de grands bassins en terre ou réservoirs aux multiples compartiments ; on ferme les écluses (ou vannes d’admission), la mer n’entre plus, et ainsi l’eau, devenue immobile, se durcit sur le sol où se forme une croûte pesante par la chaleur ou par le vent d’été. La fleur de sel apparaît elle est par la suite récoltée et emmenée vers l’usine où elle sera traitée. Le responsable de l’usine nous a aimablement expliqué toute la chaine de la production. Il avoue qu’il rencontre des problèmes liés à la distribution et au transport du sel de l’île vers Sfax.
A Kerkenna les conservateurs du patrimoine du site antique de Cercina ont participé à la caravane en préparant des mets à base de sel tels que la fameuse charmoula préparée avec des poissons des poulpes ou des seiches.
A Zarzis les enquêtes orales qui y ont été effectuées ont porté sur les visites des sebkha El Mélah et Gargabia où le jeune TAOUFIK AKROUT nous a montré différentes couleurs du sel : blanc, rouge, vert ; mais aussi la méthode traditionnelle qu’il utilise pour obtenir l’huile de sel qu’il vend aux passagers. Cette huile est utilisée en tant que médicament contre le rhumatisme. Quant à notre collègue SAYAH BATTOUR qui a longtemps travaillé comme guide touristique il nous a montré les méthodes traditionnelles utilisées par les Zarzissiens dans la conservation par le sel des fruits et des légumes, figues, olives, tomates, ails, oignons. Il a fait également une excellente démonstration pour expliquer les étapes du tannage du cuir activité qu’il a pratiquée depuis longtemps avec sa famille.
Le thème du sel nous a emmené vers l’usine du thon d’Al MANAR à Zarzis. C’est une usine moderne dotée d’équipements sophistiqués utilisés dans le traitement du thon. Une chaine complète permet de suivre toutes les étapes suivies pour la fabrication de cette denrée alimentaire à base de sel. La visite était admirablement assurée par deux jeunes filles spécialistes dans l’industrie alimentaire.
En somme, le projet de SfaxForward nous a permis d’étudier le patrimoine salin avec des témoignages archéologiques mais aussi ethnographiques. L’apport de ce projet est qu’il a inauguré un thème vaste sur le sel. Reste à compléter les autres volets sur cette denrée : sel et traditions culinaires, sel et médecine...sel et magie, les guerres du sel, l’impôt du sel la fameuse gabelle ; sel et pâturage….
Nos remerciements vont à tous ceux qui ont organisé ce projet. Nous adressons un hommage particulier à notre cher collègue et ami le regretté ADELHAMID BARKAOUI qui a été l’instigateur de SfaxForward. Nous adressons aussi nos vifs remerciements à notre ami et collègue M.NOURI CHTOUROU qui a pris le relève de la direction du projet ainsi qu’à tous les collègues parmi les coordinateurs des axes de recherche. J’adresse surtout mes vifs remerciements à mon ami M. SALEM MOKNI ainsi qu’à Mme KAOUTHAR KARKOUDA. Mes hommages s’adressent également au recteur de l’Université de Sfax le professeur ABDELWAHED MOKNI qui nous a accompagné dans ce projet, sans oublier les partenaires de ce projet : L’Université de Sfax, les Universités d’Aix, de Nice et l’Université libre de Bruxelles et l’INP plus particulièrement l’inspection régionale de Sfax représentée par mon collègue M.AMMAR OTHMAN que nous lui souhaitons un prompt rétablissement, sans oublier mes collègues chercheurs universitaires ainsi qu’aux conservateurs du patrimoine de l’INP à Sfax, à Zarzis et à Gigthi et à tous les étudiants (es).
ALI DRINE
DIRECTEUR DE RECHERCHE INP